Torbjørn Rødland,

Informations

Adresse Air de Paris - 32, rue Louise Weiss, 75013 paris
Date Du 05/06/2022 au 30/07/2022
De quoi parle-t-on lorsque l’on parle de #vibes ? Depuis une poignée d’années, le mot a pris un sens spécifique, désignant la texture visuelle, sonore et, en un mot, atmosphérique, telle qu’elle émerge par TikTok pour venir reprogrammer la sphère perceptive tout entière. Désignant l’évidence intuitive, partagée et trans-individuelle d’un certain sentiment flottant, les #vibes, précisément, ne parlent pas : leur qualité est pré-verbale et leur résonnance immédiate. Évoquer l’environnement médiatique, au moment d’aborder le travail de Torbjørn Rødland, est avant tout une manière de retarder l’identification, ou l’assignation à un sujet, une forme, une thématique. Né en 1970 en Norvège et aujourd’hui basé à Los Angeles, l’artiste pratique depuis le milieu des années 1990 une photographie analogique, dont la genèse est tout aussi construite et mise en scène que la réception est poétique et subjective. Procédant par synthèse de réalités disjointes, celui qui aime à se définir comme faiseur d’images organise une lente remontée de ressentis archaïques, immémoriaux ou tout simplement paradoxaux.

En cela, le tournant affectif actuel, il le complexifie, l’extirpe de ses manifestations de surface pour nous le présenter à peine transi. A même la mécanique post-capitaliste léchée, quelque chose alors se grippe. L’attention, cette ressource raréfiée, reste ici accrochée, prise dans les rets d’alliances fortuites quasi-surréalistes. A la galerie Air de Paris, Theatre of Immediacy [théâtre de l’immédiateté], décline autant d’itérations récentes de ces mariages contre-nature et néanmoins déjà consommés, maintenus dans l’implacable indécision entre mélancolie et malaise, élégie et étrangeté, attraction et angoisse. Une première série de six photographies, unie par une même teinte orangée rétroéclairée, prête une allégeance de surface aux genres photographiques : natures mortes, portraits et scènes de genre. Ici cependant, ce seront des solides pyramidesques criblés de trous – matérialisation de l’emoji *fromage* ? – venus choir mollement au milieu d’un parterre de lierre (Early Evening Cheese Heads, 2022). Un buste féminin vêtu d’un chemisier aérien dont la main gantée d’acier vient nonchalamment enserrer une épée médiévale (Sword and Glove, 2022). Ou encore, un lapin aux longues oreilles emmailloté dans un t-shirt filet et passé entre deux mains comme le témoin d’une course relai (Shared Rabbit, 2021).

Pour Torbjørn Rødland, les associations ne sont jamais aléatoires et se doivent de faire sens. Elles ne sont pas pour autant élucidables ou déchiffrables, au sens où il n’y a pas de rébus ou de clef. Tout se joue dans ce qui partout affleure, et ce-faisant demeure, toujours et malgré tout polysémique. Or plus qu’à toute autre époque peut-être, l’attention au sensible est à fabriquer. Dressée contre le sémiocapitalisme, elle est à conquérir à rebours de ses procédés d’asservissement collectifs tout autant qu’à ses corrélats intériorisés de fabulations paranoïaques ou de conspirationnistes. L’exposition présente enfin deux vidéos récentes. Extension de l’image fixe selon d’autres paramètres, l’artiste initie cette partie de sa pratique en 2004, soit un an avant l’arrivée de Youtube. S’il tire son rythme et son montage de la télévision et des anime, il anticipe intuitivement ici aussi certaines caractéristiques, culturelles plutôt que techniques, de l’écosystème digital -- GIFs et clips destinés au partage en réseau.

Visionnées ensemble, Between Fork and Ladder (2018) et Elegy for the Silent (2020) amènent la possibilité d’une lecture plus immédiatement politique, une piste parmi d’autres que l’artiste se garde d’élire sans pour autant l’exclure. Dans la première, un garçonnet découpe, l’air absent, les motifs d’un pyjama à l’effigie d’une figurine de cartoon. Il s’agit de Pepe the Frog, devenu tristement célèbre sous la recontextualisation d’un mème, dont l’usage, transitant par les bas-fonds du forum 4chan, crèvera la surface médiatique pour mieux asseoir l’avènement de l’Alt Right. La seconde, elle, place au centre un homme âgé, tout aussi las, placé face à ses aspirations disqualifiées.

Deux générations sont présentées en pendant. Elles sont blanches, mâles et privilégiées, et peut-être aussi toutes deux sacrifiées. Ce sont des portraits individualisés mais qui déjà sont jetés, par la présentation à d’autres, dans l’ambiguïté de la vie en société. Il n’y a pas de script ni de narration, seulement une décélération doublée d’une densification de ce qui est là, évolue dans une lumière changeante, et récuse l’éternel retour du même. Obstinément, âprement, les images fixes et mouvantes de Torbjørn Rødland prennent sans ironie le parti de la complexité, maintenue au sein même de la logique algorithmique et la perte de sens.

Ingrid Luquet-Gad